Mi-mars. C’est la relâche scolaire en Ontario. Dans la province comme ailleurs, c’est le début d’une pause de deux semaines ; du moins, c’est ce que ça devait être, deux petites semaines. On demande à la population de rester à la maison. Il faut réduire les risques de contagion, mettre toutes les chances de notre côté pour épargner le système de santé.
Pendant que les rues sont d’un calme désarmant, à Montfort, c’est tout le contraire. L’hôpital est le théâtre d’un branle-bas de combat sans précédent. Dans l’anticipation de ce qui pourrait nous frapper d’un jour à l’autre, on se réorganise, on s’équipe, on se transforme.
Chapitre II
Se préparer au pire
« Qu’est-ce que tu fais en fin de semaine ? » Marie-France Cuerrier est agente en transformation ; quel titre approprié pour ce qui s’en vient. Elle raconte une conversation entre elle et Linda Lessard, alors directrice du développement organisationnel. « Ça prend une autre clinique COVID, on la veut plus dans l’est. On m’a demandé de voir comment on pourrait faire ça. »
« On partait de zéro. On n’avait aucune idée. »
C’est ainsi que Marie-France et sa collègue Brigitte Chevalier se retrouvent à visiter l’aréna Brewer un samedi matin, en quête de lumières pour reproduire la formule ailleurs en ville. Elles comprendront rapidement qu’elles ne sont pas les seules à chercher l’adulte dans la salle. « On cherchait la responsable, on demandait aux gens où étaient les ÉPI. On ne savait pas ce qu’on devait mettre ou pas, ni à qui on devait parler. On a finalement trouvé la responsable — super gentille — qui nous a tout expliqué. C’était encore chaotique pour eux aussi. ».

Le lendemain, Marie-France et Brigitte partent à la recherche d’emplacements potentiels pour ériger cette deuxième clinique. La ville d’Ottawa s’implique. « Il y avait même une patinoire à Gloucester qui avait commencé à faire fondre la glace pour nous. » Le lundi, le choix s’arrête sur une école désaffectée, au 1485, chemin Heron. « Elle n’est plus utilisée depuis quelques années, on pense que ce serait un bon endroit. » Dans les jours qui suivent, la clinique prend forme à une vitesse impressionnante ; on dirait un épisode des Anges de la rénovation. On y reviendra.
Pendant ce temps, à l’hôpital, l’entrée principale prend des airs de festival. On y installe des clôtures en métal pour diriger la circulation. On impose des questions de dépistage à chaque personne qui entre. On limite les visites auprès des patients : un visiteur à la fois.
Nous sommes le 16 mars. C’est le jour où on annonce d’importantes réductions de nos activités cliniques, pour « garantir que nous pouvons assurer la continuité de nos services ».
Le Bloc opératoire passe à seulement trois lignes opératoires. À l’Unité d’intervention ambulatoire, on diminue les activités d’endoscopie et on suspend les chirurgies de cataractes. Les activités cliniques de groupe — classes, groupes de thérapie, etc. — sont mises en pause. Plusieurs activités « non essentielles » sont suspendues, dont un projet de dossier santé électronique dont le go-live était prévu en juin ; le développement de ce qui deviendra la Zone d’urgence de santé mentale ; la présence des bénévoles ; certains stages ; et plusieurs formations en salle de classe.
Le lendemain, tous les hôpitaux de la région reportent les chirurgies et procédures non urgentes, et suspendent les activités et cliniques ambulatoires. On identifie les patients qui doivent être vus dans les 30 jours ; dans certains secteurs, ce sont les seules visites qui auront lieu pour plusieurs mois.

À l’Urgence, on remplace les rideaux qui séparent les civières par des murs temporaires. Pour faire face à d’éventuels débordements, on transforme la salle de réveil en unité de soins intensifs et les salles d’endoscopie en unité de soins intermédiaires. « Avec ces mesures, nous pouvons tripler notre capacité en soins intensifs, en passant de 16 à une quarantaine de lits », écrivait-on dans un article à l’époque.
La même semaine, la cafétéria ferme ses portes et on suspend le service de navette entre l’hôpital et le stationnement du Musée de l’aviation et de l’espace du Canada, utilisé alors par jusqu’à 200 employés. Quelques jours plus tard, on resserre davantage la présence à l’hôpital : sauf dans quelques circonstances, « zéro visiteur » à compter de maintenant.
L’anxiété prend sa place
« Dans ma tête, on allait intuber des collègues un jour. » C’est un souvenir émotif pour Valérie Dubois Desroches, qui devient alors gestionnaire de l’Urgence. « J’étais responsable de leur santé, de leur sécurité. On avait beau prendre toutes les précautions, la peur était là quand même. » C’est un sentiment partagé par les cadres qui m’ont raconté leurs mémoires de l’époque. Sans équivoque, nos équipes de première ligne faisaient face à l’incertitude plus que jamais auparavant. Leurs gestionnaires avaient soudainement la tâche impossible de se faire rassurants, malgré les circonstances.
« Vous avez peur, moi aussi j’ai peur. » C’est d’une façon aussi candide que Gasline Ternier, alors gestionnaire de l’unité du 3C, se souvient des paroles qu’elle articulait à son équipe de l’époque, lors d’un huddle. « Tout le monde s’était calmé, ce n’était pas juste eux, mais la gestionnaire aussi. Ça avait permis de verbaliser beaucoup de craintes, de leur donner cette opportunité-là. »
Des moments comme celui-là, tout le monde m’en a raconté.

« C’était très difficile, humainement parlant, de voir les gens qui tombaient, qui décédaient sans famille », explique Chantal Égalité, facilitatrice de soins au 6C, en entrevue. « Je ramassais des fois (des collègues). Ça pleurait, puis je disais : “Prends ton temps, va prendre un cinq minutes”. C’était beaucoup de stress. »
« Quand une infirmière chevronnée de l’unité est venue me voir en pleurant : “Jocelyn, je n’en peux plus.” » Jocelyn Veillard était gestionnaire de l’unité du 6C. Il raconte les mots d’une collègue comme s’ils avaient été prononcés hier. « “Avant, je servais à quelque chose. On voyait les patients arriver, on leur donnait des soins, et c’était toute une joie de les regarder sortir”, me disait-elle. » Jocelyn s’arrête, le temps de vivre le souvenir. « “Là maintenant, on ne fait que voir les patients arriver pour les regarder partir parce qu’ils sont décédés.
Je ne sers plus à rien, c’est difficile
de ne pas arriver à sauver une vie.”
Cette impression de ne servir qu’à retarder la mort… » ajoute Jocelyn. « C’est une expérience qui m’a fait voir jusqu’où on pouvait aller comme humain. »
La crainte s’installe aussi en communauté. On évite les hôpitaux. « Je me souviens d’un matin où il y avait une seule personne à l’Urgence », raconte Valérie. « On avait plus de staff que de patients. On n’a jamais revu ça, même une journée tranquille, c’est beaucoup plus occupé. »
Redéploiement
Sur le terrain, nos équipes cliniques s’affairent à apprivoiser ce nouveau virus, à soigner cette maladie encore méconnue. « Les consignes changeaient aux trois-quatre heures », se souvient Valérie. Pendant qu’on appose des lignes au sol pour délimiter des zones — chaudes, tièdes, froides — et qu’on revoit nos procédures pour soigner efficacement tout en se protégeant nous-mêmes, on accueille aussi des collègues venus des secteurs où les activités ont été mises en pause.
Pour coordonner les troupes, on active un Centre de redéploiement des ressources humaines. Il faut à la fois prêter main-forte à plusieurs équipes, et en même temps protéger les collègues qui pourraient être vulnérables. Du jour au lendemain, des infirmières des Cliniques ambulatoires ont intégré des unités de soins, celles du Bloc opératoire se sont familiarisées avec les Soins intensifs.

Quotidiennement, les employés en « surplus » dans un secteur sont redirigés vers d’autres. On s’affaire aussi à doter de nouvelles équipes, mises en place pour répondre à des besoins émergents, comme le dépistage à l’entrée, la distribution de scrubs, et beaucoup « d’autres tâches connexes ».
« On était opérationnel en moins d’une semaine. » Karianne Legault était alors affectée au projet des horaires électroniques. Son expertise a été sollicitée pour faciliter le redéploiement. « C’était tout nouveau pour nous d’utiliser ces outils-là. On a dû apprendre super rapidement, les besoins ne pouvaient pas attendre trop longtemps. »
En quelques jours, l’équipe se compose, s’agrandit, et met en place une première itération des processus qui serviront à gérer les horaires de plus de 1 000 personnes par jour. Là aussi, malgré l’ampleur des changements, malgré l’incertitude et la peur, l’entraide est au rendez-vous. « Toute l’équipe des ressources humaines nous aidait, les gestionnaires cliniques aussi, avec les cheffes d’équipes. » Petit à petit, la confiance s’installe, on gagne en efficacité. « On a éventuellement pu avoir un peu plus de pouvoir décisionnel pour mieux gérer. »
« Ce qui était le plus difficile, c’était d’avoir le contact avec les employés », ajoute Karianne. « Certains étaient tristes, parfois ils étaient fâchés de devoir être redéployés, et nous on prenait le temps de leur expliquer, de les rassurer que ça allait bien se passer. »
« C’est ce qui était le plus dur, le fait
que tout le monde avait très peur. »
Le 20 mars, l’unité du 6C sera officiellement désignée pour accueillir les patients atteints de la COVID-19. « Ce n’était pas la nouvelle que l’équipe voulait entendre », affirme Jocelyn. Bien que d’être l’unité COVID-19 n’était pas nécessairement le souhait de l’équipe au départ, elle a relevé le défi. « Je disais souvent aux infirmières : “Vous êtes le dernier recours. Imaginez une seconde que vous ne seriez pas là.” » « Les gens qui sont restés au chevet pour prendre soin des patients, à travailler des heures folles. » Jocelyn raconte le dévouement de son équipe avec une immense fierté. Il faut dire que c’était à l’image de l’engagement de leur gestionnaire, qui avoue humblement qu’il passait plus de temps à l’hôpital qu’à la maison, à toute heure du jour et de la nuit, à cette époque de la pandémie.

« En plus de la famille Montfort, il y avait aussi la famille du 6C », dit-il. À travers l’incertitude, les craintes, l’équipe s’est investie de sa mission et a adopté une rigueur qui s’est avérée payante face au virus. « Il y a eu des éclosions partout dans l’hôpital… sauf au 6C », affirme Jocelyn. « On faisait une gestion rigide des mesures préventives. Éventuellement, les médecins ne voulaient pas qu’on transfère leurs patients vers d’autres unités. C’était vraiment un beau compliment pour l’excellence de l’équipe. »
Le 21 mars, un message du Dr Bernard Leduc, alors président-directeur général, informe tout le personnel. « Nous avons eu la confirmation qu’un de nos patients était atteint de COVID-19. Cette personne a été hospitalisée à Montfort, se porte bien, et a obtenu son congé aujourd’hui. »
C’était notre premier « patient COVID ». On en soignera éventuellement jusqu’à 56 à la fois. La semaine a été mouvementée… et le printemps ne faisait que commencer.
Au cours de prochains jours, le défi des ÉPI deviendra sujet quotidien, on apprendra tous ce qu’est un « écouvillon nasopharyngé » et on verra apparaitre des arcs-en-ciel, symbole d’espoir et d’optimisme.
La semaine prochaine : Chapitre III – En guerre contre le virus
Pour relire l’article précédent de la série : Chapitre I – Nouveau coronavirus