Certes, vous vous dites « quoi de plus normal que d’avoir des docteurs dans une institution hospitalière » ! Je conviens avec vous sur ce point. Là où nous divergeons, ce que les « Dr » en sciences infirmières ne courent pas nécessairement les corridors de Montfort.

Elle est noire, compétente et déterminée, et infirmière à Montfort. À travers cette entrevue, j’ai l’immense honneur et privilège de vous présenter la Dre Mwali Muray, professeure adjointe à l’École des sciences infirmières de l’Université d’Ottawa – volets francophone et anglophone.

Judith : Dre Muray, au nom de la grande famille Montfort, je vous présente toutes nos félicitations ! Merci d’avoir accepté de partager ce moment avec nous. Parlez-nous un peu de votre parcours, tant académique que professionnel, qui a contribué à cette récolte que nous célébrons aujourd’hui.

Mwali : Cela me fait si plaisir de partager mon histoire, qui est d’une part très simple, mais aussi saupoudrée de chance et de bénédictions, à gauche et à droite. J’ai grandi à Sherbrooke, au Québec. Notre famille était simple et travaillante. Mes parents sont arrivés à titre de réfugiés au Canada, et se sont réinventés, car leur expérience congolaise (RDC) n’était pas reconnue au Canada.

Ils nous ont toujours poussés vers l’excellence. Ainsi, mon frère, mes deux sœurs et moi, on a toujours travaillé fort. Les études n’étaient pas faciles. Bien que j’étais travaillante, c’était grâce à mes heures d’étude acharnée que j’ai pu réussir. Ce travail d’arrachepied était nécessaire, car je souhaitais obtenir des bourses qui me permettraient l’accès à l’université.

Pendant mon secondaire, j’étudiais et je faisais du bénévolat. Cela a continué au cégep, là où j’ai fait un diplôme d’études collégiales en sciences de la santé. Lorsque j’étais au cégep, une de mes professeures m’a dit que je serais une bonne infirmière, et c’est à ce moment-là que le potentiel de la profession s’est ouvert à moi.

Jeune Mwali avec ses soeurs et son frère

En 2009, mon père a eu un poste de professeur à l’Université Laurentienne, alors nous avons tous déménagé à la ville de Sudbury. J’ai commencé mon baccalauréat en sciences infirmières. Lors d’un de mes stages, ma préceptrice clinique m’a permis de découvrir son milieu de travail, l’urgence à Sudbury. Dès les 7 premières minutes, j’ai su que je raffolais de ce monde ! J’ai pu faire mon HFO et obtenir un poste à temps plein à l’urgence de Sudbury.

La famille Muray, à Sudbury

Pendant que je travaillais à l’urgence, il était temps d’entamer une nouvelle aventure, car je suis décidément étudiante pour la vie. Je me suis inscrite à la maitrise, et j’ai complété mon MBA en 2016. Toujours employée à l’urgence et immergée aux études supérieures, j’ai aussi travaillé à titre de responsable de l’enseignement clinique à l’École des sciences infirmières de l’Université Laurentienne. J’ai adoré ! Le fait de pouvoir jumeler le monde clinique, autant communautaire qu’hospitalier, à la formation des étudiants en sciences infirmières était si agréable !

Je me suis rendu compte que le monde universitaire saurait combler mon engouement pour les sciences infirmières de façon très unique, propre à moi.

Cela m’apporte à Ottawa, là où j’ai eu le plaisir d’être acceptée au programme de doctorat en sciences infirmières, et acceptée dans la grande famille Montfort, à titre d’infirmière d’urgence. J’ai même eu le plaisir d’être éducatrice clinique à l’Institut du Savoir Montfort.

Mwali, Josée, Sophie, lorsqu’il y avait 3 éducatrices cliniques à l’ISM

La vie à Ottawa m’a donné plusieurs occasions de m’épanouir. Dans le cadre de mes études doctorales, complétées en janvier 2022, j’ai rédigé une thèse portant sur les minorités linguistiques francophones en Ontario et les difficultés auxquelles elles font face dans leur navigation des systèmes de soins de santé majoritairement anglophones. Avant même de finir mon doctorat, j’ai été embauché à un poste de professeure menant à la permanence, tout d’abord à titre de chargée de cours, et maintenant, comme professeure adjointe.

Et me voilà, docteure, professeure, et, toujours avec grande fierté, infirmière.

Judith : Un parcours aussi impressionnant ne se forge évidemment pas sans embûches. Pourriez-vous nous partager les moments qui vous ont paru les plus improbables à la poursuite de cette course ?

Mwali : En voyant mes débuts, je n’aurais jamais cru que j’aboutirais là où je suis arrivée. On n’avait pas grand-chose en grandissant. À l’âge de 10 ans, j’ai reçu ma première Barbie de la main des pompiers qui faisait la remise des dons aux familles défavorisées. À 12 ans, j’ai cessé de jouer au basketball dans l’équipe de l’école, car les sports ne sont plus gratuits au secondaire et ma famille ne pouvait pas se permettre les frais de nos activités parascolaires. Ainé de quatre enfants, on mettait toutes nos mains à la patte pour aider la famille.

Les moments les plus difficiles étaient les commentaires désobligeants, certains qui blessaient plus que les autres.

Camarades de classe à l’école primaire : « Banane pourrie… » « Pourquoi es-tu noire ? »

Compatriote à l’école secondaire : « Tu n’aboutiras pas à grand-chose. Tu es noire. Les noirs sont tous des drogués ou des gangsters. Les filles noires, si elles ont du succès, ce n’est que comme danseuses dans des vidéo-clips. »

Professeure à l’université : « Tu sais, tu as de très bonnes notes, mais la maitrise c’est très difficile, ce n’est pas pour tout le monde… ce n’est pas pour toi… essaye de faire autre chose. »

Je savais que leurs mots ne tenaient pas. Je voyais Michaëlle Jean à la télévision chaque soir aux nouvelles, j’ai vu Serena et Venus Williams gagner match après match. Dans ma tête, c’était évident que les femmes noires pouvaient réussir, mais les mots peuvent blesser, et laissent toujours des séquelles.

D’une part, je me demande souvent pourquoi ces mots restent avec moi, mais de toute évidence, ces paroles ne m’ont pas empêché de continuer mon chemin. Pourtant, quand j’entends quelqu’un me traiter de « n**** » lorsque je travaille au triage, tous ces assauts, micro-agressions, et paroles haineuses me reviennent.

On peut et on doit faire mieux.

Judith : La littérature révèle de plus en plus les difficultés que connaissent les personnes de race noire dans le système de santé, que ce soit durant leur parcours académique, ou dans leur carrière professionnelle. Selon vous, quels défis seraient particuliers aux infirmières noires qui emboitent le pas du doctorat en sciences infirmières, ou dans le domaine de la santé de façon générale ?

Mwali : Bien qu’il y ait plusieurs individus exceptionnels dans l’histoire, ce n’est pas toujours facile d’exceller sans modèle de réussite autour de soi. La représentation des personnes d’excellence dans notre environnement est importante. Je suis la première femme noire à être professeure à temps plein à la fois dans le programme francophone et anglophone, à l’École des sciences infirmières. Dans ma tête, cela n’a pas de sens. Nous sommes trois professeurs noirs à temps plein dans l’école au complet. Pourtant, ceci n’est pas représentatif de notre population infirmière, de notre diversité non seulement noire, mais composée de plusieurs cultures et identités, qui sont importante autant d’une optique personnelle que professionnelle.

Mwali, lors des Journées Montfort en 2019

Il ne faut pas accepter le message qu’on ne peut pas réussir, qu’on n’est bon à rien, ou qu’on ne mérite pas d’avancer. Quand une porte se ferme, d’autres s’ouvrent, et comme professionnel de la santé noire, on ne peut cesser de frapper aux portes des gens.

Il nous faudra des alliées pour réussir, mais éventuellement, on trouvera des gens pour nous accompagner dans notre cheminement.

De plus, quand vous suivez votre voie vers l’excellence, vous êtes mieux placées pour aider et encourager les autres. Il n’y a pas beaucoup d’infirmières noires qui détiennent un doctorat, mais d’autres enjeux se présentent lorsque les gens qui détiennent les doctorats (ou même des maitrises !) ne sont pas en mesure d’obtenir ou de retenir les postes pour lesquels ils sont qualifiés.

Nous avons du travail à faire dans le système de la santé, afin que tous les individus puissent être déployés aux bons endroits, et que les compétences de nos diplômés, qualifiées et aptes, puissent être mis en valeur au bon endroit, dans le bon poste. Ceci n’est pas juste un problème pour les personnes noires. Souvent, je regarde notre grande famille Montfort avec cette même réflexion. J’ai forgé mon chemin, mais j’ai bien hâte de voir d’autres réussir comme moi, ici à Montfort, comme ailleurs.

Mwali, jeune étudiante au bacc. (croyez le ou non, en ÉPI avant la pandémie!)

Judith : Les dernières décennies n’ont pas été faciles pour la profession infirmière. Jeune comme vous êtes, vous avez sûrement commencé votre carrière dans ces conditions de pratique difficile, qui se sont dégradées davantage au cours des dernières années. Quelles ont été vos sources d’approvisionnement, intrinsèques comme extrinsèques, pour tenir bon ?

Mwali : Même quand j’ai commencé à travailler comme infirmière en 2013, nous avions des défis, mais la situation ne cesse de se corser. Il y a très peu de réserve pour des crises. On travaille fort lorsqu’on est au travail, mais ce qui me permet de survivre est de trouver un certain équilibre entre le travail et ma vie personnelle.

Comme infirmière d’urgence, je remarque que plusieurs personnes vivent des difficultés et des situations stressantes. Le portrait n’est pas facile, surtout avec la complexité de nos patients, les populations vieillissantes, et les soins aigus qui se retrouvent à gérer toutes les péripéties liées à la santé publique et la santé communautaire. Je suis empathique et attentionnée au travail, et je tâche de donner mon 100 % dans mon rôle, que ce soit à l’attention de mes patients, de leurs familles, ou de mes collègues.

Lorsque je quitte le travail, je dois être entièrement présente pour moi et mes proches. Toutes les urgences des autres ne peuvent pas devenir les miennes.

Mwali et l’amour de sa vie, Ikenna

Ainsi, je suis très prudente, et je fais tout pour protéger mon temps. Ceci me permet de mieux cerner mes priorités lorsque je regarde mon horaire : moi, ma famille, les cours, l’étude, le travail, l’activité physique, le sommeil, les amitiés… ils doivent partager les mêmes 168 heures dans une semaine. J’ai donc appris à jongler ! Non… plutôt, j’apprends à dire non, et à vivre avec mes décisions.

Je remercie mon Dieu pour les portes qui s’ouvrent, et je suis toujours heureuse lorsqu’il y a des plans ou des rencontres annulées, car ceci me redonne un peu plus de temps pour moi. Je ne peux pas aider les autres si je suis brulée et complètement épuisée, alors je passerai le reste de ma vie à la poursuite d’un équilibre sain.

Judith : Votre histoire est très inspirante et vous êtes un vrai modèle pour plusieurs. Comme vous le savez, le mois de février a été choisi pour valoriser la contribution historique et continuelle des personnes de race noire. Auriez-vous un message à passer à toute la communauté infirmière de la grande famille Montfort, et spécifiquement aux infirmières de race noire qui liront cette entrevue ?

Mwali : Joyeux Mois de l’histoire des Noir·e·s ! Bien que nous partagions souvent des histoires difficiles, c’est aussi très important de s’unir et de se réjouir du chemin qu’on a fait, et de rêver à ce que l’avenir nous réserve. Je n’aurais pas pu devenir ce que je suis sans une communauté forte à mes côtés. Ainsi, je vous encourage de rester fort et courageux. De rêver pour vous, mais aussi, de rêver pour vos enfants, vos familles, vos amis, et plus encore. Le succès des uns peut contribuer à la réussite des autres.

Mwali, au centre, lors d’une prestation de l’Ensemble vocal Montfort

Ne lâchez pas. Ce que je dis toujours aux gens que j’aime, c’est de s’entourer des gens qui nous encouragent à faire des choses difficiles. Il y a beaucoup plus de gens qui nous diront « non » que ceux qui nous diront « oui ». Tout de même, soyez fort et courageux.

La récolte de nos semences viendra, et nous devons être prêts pour continuer le chemin ensemble. Ne lâchez surtout pas !

Judith : Je ne peux conclure sans vous remercier et vous féliciter encore une fois pour ce bel accomplissement et cette belle contribution de la race noire à l’avancement de la profession infirmière. Auriez-vous un mot de la fin ?

Mwali : Quelle occasion d’avoir la chance de parler à notre grande famille Montfort ! Je ne pourrais pas avoir accès à une plateforme comme celle-ci sans plaidoyer pour la cause infirmière. Plusieurs infirmières ont des rêves comme les miens. Terminer un doctorat pendant une pandémie n’est pas quelque chose qui se fait par hasard ni en isolation. Je suis si reconnaissante pour toutes les personnes qui ont cru en moi. Mes rêves n’auraient pas pu se réaliser sans l’appui inconditionnel de notre grande équipe Montfort.

Mes gestionnaires ont toujours fait preuve de flexibilité et de compréhension à l’égard de mon horaire étudiant. La dotation était plus qu’accommodante pour mes besoins particuliers. Mes collègues font en sorte que se présenter à un quart de travail peut-être un plaisir et des retrouvailles agréables, malgré les maladies, les corridors achalandés, la charge de travail qui augmente sans cesse, et les autres défis auxquelles on est confronté, peu importe la variante COVID-19 du jour.

Je ne peux que vous dire merci, et de vous implorer de donner cette chance aux autres membres du personnel infirmier qui ont leurs propres rêves et ambitions.

Que ces individus souhaitent devenir infirmières praticiennes, entamer une maitrise, faire un doctorat, devenir chefs d’équipe ou gestionnaires, cela prend l’appui des gens qui n’hésitent pas à contribuer à la réussite des autres, qui souhaitent voir l’excellence dans leur secteur, dans la profession infirmière, ou dans le système de la santé.

L’entraide est une de nos grandes valeurs à Montfort, la responsabilité de tous. Merci de nous permettre de rêver. Je n’aurais jamais pu accomplir mes rêves sans vous. La course à relais continue… nous voici la chance de voir les autres réussir. Encore une fois, joyeux Mois de l’histoire des Noir·e·s !

Judith travaille à Montfort depuis 2008, d'abord comme infirmière de chevet et maintenant comme conseillère à la pratique professionnelle (en passant par éducatrice clinique, commis, préposée et aide-soignante). Dans ses temps libres, Judith bouffe des films d'action (Jason! Jean-Claude!), après quoi elle retrouve le calme en allant marcher dans les rues de son quartier.