« Demande à Normand »

1816

Ça n’a pris que quelques jours, lors de mon arrivée à Montfort, pour qu’à une question on me réponde : « Demande à Normand ». J’étais loin de me douter combien ces mots tout simples étaient chargés d’histoire, empreints de sens, teintés d’engagement.

« Demande à Normand, » c’est la réponse qu’on donne quand on a épuisé nos propres ressources. « Demande à Normand, » c’est un gage de prise en charge, c’est avoir confiance en l’entraide, c’est être convaincu – pour en avoir eu maintes fois la preuve – que la solution est là, tout près.

« Demande à Normand, » c’est aussi plus qu’une réponse. C’est une habitude, un réflexe, que les gens de Montfort adoptent au fil du temps, à force de passer du temps ici, et de côtoyer cet homme à tout faire.

Dans mon dictionnaire imaginaire, c’est son nom qui figure à la définition du mot « engagement ». Dans les exemples, on retrouverait « Rentrer le dimanche matin », « Ne pas compter ses heures », « Passer près de 40 ans à travailler pour le même établissement ». Ce n’est pas pour rien qu’on reconnait Normand à son prénom, comme on reconnait Montfort sans avoir à préciser que c’est de l’hôpital dont il est question.

Une carrière incomparable

Ça fait des années maintenant que j’ai fait la connaissance de Normand, mais c’est bien peu si l’on pense que Montfort compte sur lui depuis 1983. C’était il y a 38 ans.

« J’avais une entrevue le vendredi, et ma première journée le lundi ! » Comme l’explique Normand, à l’époque, il suffisait pratiquement de donner son nom et son numéro d’assurance sociale aux Ressources humaines, et on pouvait commencer à travailler. « J’ai fait mon orientation générale 15 ans plus tard, quand ça a sorti ! » ajoute-t-il, à la blague.

D’abord plongeur, puis porteur et chef d’équipe, en passant par le SPD, Normand est maintenant gestionnaire ; difficile de trouver meilleure illustration de l’expression « gravir les échelons ». Non seulement ce genre de parcours professionnel, c’est impressionnant, c’est aussi ce qui permet de vivre toute sorte d’expériences.

Normand, dans les cuisines de l’hôpital en 1983

« J’en ai lavé de la vaisselle ! Toute la vaisselle des patients, et de la cafétéria. On servait sept ou huit cents repas par jour, dans ce temps-là, » raconte-t-il. « Après ça j’ai fait plusieurs choses… Je suis allé faire les repas des patients en santé mentale, dans leur cuisine d’unité. J’ai remplacé le chef de la cuisine ; et on m’a demandé de faire un repas de Noël ! »

Ce défi, ça n’a pas fait broncher Normand ; au contraire ! Saviez-vous qu’il a eu, tout en travaillant à Montfort, son propre service traiteur ? Il est chef cuisinier, diplômé du Collège La Cité ; cours de deux ans qu’il a suivi alors qu’il était porteur, de nuit. Décidément, il ne cessera jamais de nous étonner, ce Normand.

« J’ai fait un peu de tout dans l’hôpital. Ça m’apporte beaucoup. »

« J’ai fait quatre ou cinq ans de nuit. J’ai vécu tellement d’expériences pendant ces années-là, » explique Normand. « Je répondais aux codes blancs, aux codes bleus… Mon premier code bleu, j’étais tellement concentré que ça m’a pris plusieurs minutes pour me rendre compte que le patient, c’était mon voisin ! Dans ce temps-là, on avait pas mal de chance de connaitre nos patients. »

Une collection de souvenirs

« J’étais porteur, mais j’étais aussi préposé, récréologue… mes meilleurs souvenirs, ce sont ces expériences-là », dit-il, fièrement. Ces souvenirs, Normand les connait par cœur, et les raconte le sourire aux lèvres, les yeux brillants : « Jouer au tic-tac-toe avec les patients, en passant pour aller au laboratoire, puis jouer le tour suivant en revenant, en chemin pour les Soins intensifs. J’ai vu des césariennes, des chirurgies, des cas d’urgence qu’on ne s’imagine pas. J’ai donné un bain à un sans-abri », ajoute-t-il. « On le faisait pour le bien du patient. Tout ce temps-là, j’étais simplement porteur. »

Normand en compagnie de Marcel Pilon, en 2003

« Quand il y a un feu au Bloc opératoire, la fumée est descendue à l’Urgence et on a dû évacuer les patients du secteur. Une patiente attendait qu’un transport puisse la ramener à la maison, mais ça allait prendre encore des heures. Elle habitait à deux rues d’ici ; je lui ai offert de la reconduire avec ma voiture », raconte Normand, comme si ça allait de soi. « Je l’ai même transportée jusqu’à son lit ; elle ne pouvait pas marcher. Je le referais n’importe quand ; c’est du vécu. »

« Je pourrais écrire un livre ! »

« Un soir, ça faisait trois ou quatre fois qu’un patient codait, par terre. Les gens qui étaient là n’étaient pas capables de l’installer dans son lit ; il était trop pesant. Quand je suis arrivée, je l’ai pris et je suis venu à bout de le remettre dans le lit. On a pu l’intuber et le réanimer », élabore-t-il, comme si ça s’était passé hier. « Le lendemain, Sylvie Renaud m’a emmené aux Soins intensifs. Le patient était intubé, mais réveillé. Il ne pouvait pas parler, mais des larmes se sont mises à couler quand il m’a vu. »

Normand a à peine terminé de raconter une histoire, qu’il en enchaine une autre. C’est comme feuilleter un album ; je l’écoute, attentivement.

Puis, il hésite.

« Un de mes chums est décédé d’un accident de bicycle à gaz », lance-t-il, après un moment. Ça sonne comme un saut dans le vide. « Lucia Lemay, qui était coordonnatrice de nuit, attendait le gardien de sécurité pour amener le corps à la morgue, mais il n’arrivait pas. » Normand est silencieux, tout d’un coup.

Il reprend, émotif. « Ça parait pas, mais je suis bin sensible… »

« Je suis allé chercher le linceul pour le préparer et le descendre en bas. En remontant, je suis arrivé face à face avec le gardien de sécurité ; tout ce temps-là, il était pris dans l’ascenseur. »

« C’est en y repensant après… tu te demandes quel genre de message on essaie de te donner », ajoute-t-il. « J’étais censé me racheter une moto pour en faire avec lui. J’avais failli avoir un accident moi aussi quelque temps avant. Je n’en ai jamais racheté. C’est probablement l’événement qui m’a le plus marqué. »

« On ne se demandait pas si c’était dans nos tâches… on le faisait pour s’entraider. Tout le monde faisait partie de la gang. »

J’ai passé plus d’une heure avec Normand, à l’écouter me raconter ses souvenirs. Des anecdotes comme celles-là, il en a des dizaines ; j’en aurais pris encore des heures. N’en demeure pas moins que, même la tête pleine d’histoires aussi émouvantes les unes que les autres, ce n’est pas là la plus grande fierté de Normand.

Une histoire de famille

Chez les Bisaillon, Montfort c’est une histoire de famille depuis le début. Si Normand a postulé pour être plongeur à la cuisine de l’hôpital, c’est parce que son beau-frère – le Dr André Gauthier – l’a encouragé à le faire. C’est ainsi qu’à 18 ans à peine, Normand faisait son entrée dans notre établissement du chemin Montréal. Il n’est jamais reparti.

Au fil des ans, la fibre familiale a fait des petits – en fait, des petites ! Les deux filles de Normand sont nées à Montfort – comme lui aussi, d’ailleurs – et elles font carrière ici, à leur tour, depuis quelques années.

« Mes filles. Le fait qu’elles travaillent ici. » C’est ce que répond Normand, sans hésiter, quand on lui demande ce dont il est le plus fier. « Je suis fier de leur avoir transmis cette passion-là », ajoute-t-il, ému. « Elles m’ont vu aller pendant toutes ces années, travailler pour aider les patients. Je leur ai transmis ces valeurs-là. »

Normand entouré de ses deux filles, Venessa et Sophie

« Elles ont la même passion, qui venait de ma mère pour moi », dit-il. Ce n’est pas de famille par hasard, ce désir d’aider les autres. Normand raconte que sa mère a été préposée en centre d’accueil pendant 25 ans, et que sa sœur Lorraine a aussi travaillé à Montfort.

« En plus, mes parents sont décédés ici », ajoute-t-il. « Des gens comme Sherry Veilleux, Chantal Séguin, elles ont pris soin de mes parents dans leurs derniers jours. Ce sont des collègues. C’est le genre de chose qu’on ne vit pas autrement qu’en travaillant dans un hôpital. »

La manière que Normand a de raconter ses souvenirs, de parler de Montfort ; il parle de lui, de sa famille. C’est indissociable.

Un secret pas si bien gardé

Je n’ai pas demandé à Normand de me donner sa recette d’une vie accomplie. Ce n’est pas un secret ; elle fait partie de tout ce qu’il raconte, de sa manière d’être.

« Prends la personne comme si ce serait tes parents. » C’est ça, l’ingrédient indispensable. « Ça change toute ta perspective. Ça donne une raison d’être, de faire ce qu’on fait », dit Normand. « C’est la loi du retour. Si tu es bon dans la vie, ça va te revenir. C’est une question de respect, et que ce soit réciproque. On est tous différents, mais quand on se respecte, ça va bien. »

En 2020, Normand s’est vu remettre le prix Canopus qui reconnait l’excellence d’une personne « administrative ou de soutien » qui améliore les services qu’elle offre de façon continue, qui se distingue par son professionnalisme, son sens de l’écoute et son souci d’équité.

« Les choses changent, le rythme n’est plus le même, la famille Montfort est beaucoup plus nombreuse, mais les valeurs restent. » Ça parait que c’est ce qui anime Normand : « faire une différence chaque jour, parce qu’on travaille tous pour le patient. »

« Après 38 ans, je suis encore content de me lever ; j’ai encore hâte de venir travailler. »

Maintenant gestionnaire de l’équipe d’entretien ménager, Normand est toujours aussi motivé. « J’essaie de remonter la valeur de l’entretien ménager ; leur montrer qu’ils sont aussi importants », dit-il avec confiance. « Je veux les supporter, je suis là pour eux. Je réponds la nuit, la fin de semaine. Le service est 24/7, je me rends disponible moi aussi. C’est sûr qu’il y a parfois de la discipline, mais j’essaie de ne pas me rendre là ; c’est important d’avoir une bonne relation. Si je peux les aider, faciliter leur vie, ne serait-ce qu’un dans une journée, j’ai accompli ma tâche. »

Normand, entouré de la cohorte de gens célébrant 35 ans de service, en 2018.

« L’apprentissage, les diplômes, c’est une chose, mais l’expérience de vie c’en est une autre », raconte-t-il. « Je ne l’ai pas, la scolarité, mais je n’ai pas sauté d’échelon. » Visiblement comblé, on ne pense pas que Normand puisse avoir de regrets ; et pourtant : « j’aurais dû aller à l’école », dit-il. « J’aurais dû devenir infirmier. J’aurais aimé ça faire ça », ajoute-t-il, penseur. « En ayant vu le métier, je me serais vu ; même aux Soins intensifs pendant la pandémie. »

« De sentir que tu fais du bien à la personne, des soins directs aux patients, je n’aurais pas haï ça ,» explique-t-il. « Aider les patients, c’est ce qui m’a apporté le plus, c’est ce qui me manque. Je retournerais porteur de nuit juste pour ça. »

Une histoire sans fin

Fidèle au poste, Normand n’est pas près du jour où il prendra définitivement congé de Montfort. Il a même déjà pris sa retraite, mais je parie que, comme moi, vous ne vous en êtes pas rendu compte. « J’ai pris ma retraite parce que j’avais une possibilité ; mais je suis revenu le lundi matin », dit Normand, avec humour. « Je vais revenir travailler de nuit si je m’ennuie ! »

S’il compte aujourd’hui passer son temps à Montfort le plus longtemps possible, ce n’était pas son idée première. « Quand je suis arrivé, je pensais faire ça pour quelques années », dit-il. « Tout d’un coup, 20 ans, 25 ans, 30 ans… on ne voit pas le temps passer quand on aime notre job ! »

« J’ai une dette envers Montfort ; tout ce que j’ai, c’est grâce à l’hôpital. Oui, j’ai travaillé pour, mais on m’a donné la chance de le faire. »

« Vas-tu te rendre à 40 ans ? » lui demandais-je, à la blague. « Oui oui ! J’ai dit que j’allais battre le record », répond-il, avec un sourire en coin. « Peut-être venir vendre des Nevada après. »

Tant que la santé lui permettra, on croisera Normand dans les couloirs de Montfort, ou au Carrefour, ou à la clinique COVID… toujours prêt à prêter main forte. « C’est ancré dans moi », dit-il, convaincu.

« On voyait que j’étais intéressé.
“Veux-tu le faire ?” Oui.
Je n’ai jamais refusé. »

Il est là, le secret bien gardé derrière Normand, sa carrière, ses accomplissements. Un jour, quelqu’un a lancé une première fois, tout bonnement : « Demande à Normand ! »

Martin Sauvé
Martin est directeur des communications, et fait partie de l'équipe Montfort depuis 2014. Quand il n'est pas en train d'écrire pour le Journal Montfort, il est surement en train d'arroser ses nombreuses plantes, ou d'explorer un quartier branché de la ville – ici ou ailleurs...